Management : peut-on s'affranchir du contrôle ?

Management « libéré » : peut-on s’affranchir du contrôle ?

Entreprise libérée, responsabilisation, holacratie… Les concepts ne manquent pas pour tenter de redonner un sens au travail…et une motivation aux salariés.

Au-delà des mots, comment lutter contre la Grande Démission et la Démission silencieuse ?

Tel fut l’objet du débat organisé jeudi 10 novembre sur Linkedin autour du cas de l’entreprise Haier, à l’occasion de la publication prochaine du livre « Management made in China ».

La table ronde animée par Fabrice Deblock réunissait les deux coauteurs de l’ouvrage, Youssouf Chotia et votre serviteur.

Retrouvez la rediffusion de l’événement ci-dessous. N’hésitez pas également à nous poser des questions en commentaires sur ce billet pour prolonger le débat, et à vous abonner pour être informé de la sortie du livre et des prochains articles du blog.

Bonjour à tous à vous qui nous rejoignez sur LinkedIn pour notre webinaire intitulé Management libéré : peut-on s’affranchir du contrôle ?

Merci pour votre présence. Nous sommes avec Fabrice Deblock qui jouera le rôle de maître de cérémonie pour notre webinaire et Youssouf Chotia. Ce webinaire fait partie d’une série que nous avons commencé il y a environ un mois dans le cadre de la préparation de la sortie de notre ouvrage Management made in China. Aujourd’hui nous allons plus particulièrement nous focaliser sur l’aspect management : est-ce qu’il est possible de se libérer du contrôle ? Est-ce que c’est même souhaitable ?

Je vais tout de suite passer la parole à Fabrice qui va introduire le webinaire.

Présentation des intervenants

Fabrice Deblock : Bonjour à tous, effectivement très heureux d’être avec vous aujourd’hui pour ce webinar consacré au management libéré. Je suis journaliste spécialisé sur les thématiques du digital et du développement durable et je m’intéresse aussi à ces sujets d’entreprise libérée, de responsabilisation, de démocratie – toutes les thématiques qu’on va pouvoir voir aujourd’hui ensemble.

Youssouf Chotia : Aujourd’hui moi j’ai 20 ans d’expérience en entreprise, une dizaine d’années sur Paris, 11 ans sur Toulouse, actuellement dans le domaine du spatial. Avec pas mal de recul sur le management que ce soit dans des structures de 200 personnes à 4000 voire 50 000 personnes actuellement chez Thalès.

Une vraie questionnement qui a démarré il y a trois ou quatre ans sur les manières de faire, sur les nouvelles tendances, en particulier dans le domaine informatique où on a vu apparaître tout ce qui était autour de l’agile. On avait aussi les méthodes telles que l’holacratie, la sociocratie également et un livre très très intéressant qui date de 2012 et que ceux qui s’intéressent au sujet ont lu : c’est Reinventing Organizations de Frédéric Laloux, hyper intéressant.

Je me suis intéressé à comment faire autrement et c’est comme ça qu’on a découvert un modèle de management made in China dont on parlera pendant la demi-heure ou les 45 minutes qui suivent.

Contexte de collaboration

Youssouf et moi on se connaît depuis une vingtaine d’années. Pour la petite histoire, on s’est connu à l’époque où j’avais écrit mon premier livre autour de 2005 sur la technologie des wikis. Moi on s’intéresse beaucoup à tout ce qui est phénomène coopératif et innovation au management. Nos chemins ont divergé et Youssouf a repris contact avec moi l’année dernière pour me proposer un beau défi qui était d’écrire un livre autour de l’entreprise chinoise Haier.

Moi je ne connaissais pas les particularités de cette entreprise et de son modèle de management. Youssouf m’a expliqué ça en quelques mots et j’ai trouvé ça vraiment hyper intéressant à la fois parce que c’est hyper novateur en matière de management – on en parlera tout à l’heure – il propose justement un management affranchi du contrôle avec une large autonomie qui est laissée aux salariés.

En plus, pour des raisons à la fois professionnelles et personnelles, je m’intéresse beaucoup à la Chine. Haier étant une entreprise chinoise, ça me paraissait hyper intéressant de pouvoir étudier ce cas précis et voir comment ça pouvait ou pas être généralisé chez nous.

Problématiques actuelles des entreprises

Les mots clés, on en a déjà prononcé un certain nombre : entreprises libérée, responsabilisation, holacratie. Les concepts ne manquent pas aujourd’hui pour tenter de redonner un sens au travail, une motivation, un engagement au collaborateurs. On a assisté à des phénomènes de grande ampleur comme la grande démission et aujourd’hui on parle aussi beaucoup de quiet quitting.

Commençons par une première partie qui concerne les problématiques auxquelles les entreprises sont confrontées aujourd’hui.

Citation du patron emblématique de Haier : « Nous encourageons les salariés à devenir entrepreneur parce que les gens ne sont pas un moyen en vue d’une fin, mais une fin en eux-mêmes. Notre but est de laisser chacun devenir son propre patron. »

Nous allons voir comment faire et jusqu’où est-ce que c’est possible.

Point de vue des dirigeants

Pour les grandes entreprises, les dirigeants sont confrontés à :

  • Une lenteur de l’innovation
  • Des fonctions support qui finissent par prendre une ampleur démesurée et qui finissent par ralentir, contraindre certaines productions de l’entreprise
  • Un enjeu qu’on revoit régulièrement : comment grandir sans ralentir ? C’est une vraie problématique

C’est vraiment une question qui a taraudé le patron Zhang : comment maintenir son leadership et son dynamisme dans le temps ? On va voir qu’il a réussi 20-25 ans à être le numéro 1 sur son secteur et il s’est posé la question : une fois que je suis arrivé au sommet, comment je fais pour m’y maintenir ?

Point de vue des salariés

Au sein de l’entreprise, on a les salariés qui ne sont pas vraiment heureux. On a des problématiques de :

  • Désengagement – les employés qui ne voient plus le sens et la raison d’être des entreprises
  • Micro-management – la relation directe avec certains managers qui peuvent être problématiques par rapport à des contraintes sur le comment plutôt que sur l’objectif à atteindre
  • Perte de sens – les bullshit jobs dont un livre est sorti il y a quelques années

Avec le COVID et deux ans après, on s’aperçoit aux États-Unis d’abord et peut-être un peu dans quelque temps en France, qu’on évoque le quiet quitting.

Une approche globale

Le point qu’on voulait mettre en avant : il n’y a pas de dichotomie à faire par rapport à toutes ces problématiques au sein de l’entreprise. Si on peut apprendre une chose de Haier en particulier, c’est cette manière de voir l’ensemble de ces problèmes comme un tout plutôt que de les dissocier un par un et de faire des plans d’action pour chacune des problématiques.

Les problématiques des dirigeants et les problématiques collaborateurs, pour Haier c’est la même chose. Nous on est convaincu qu’il faut pas qu’on dissocie les problématiques des uns et des autres. Il n’y a pas le dirigeant qui veut innover rapidement et qui se pose la question « pourquoi mes salariés n’y arrivent pas ? » et les salariés qui disent « moi j’aimerais bien faire mais j’ai trop de contraintes, on me demande d’avoir du résultat et on m’impose la manière de faire ».

C’est peut-être aussi culturel : nous on est assez cartésien, on aime bien découper les problèmes en petits morceaux pour les adresser individuellement. Peut-être que de manière contre-intuitive, il faut dans certains cas arrêter de découper les petits problèmes un par un et plutôt que de les adresser un par un, y réfléchir de manière globale.

La réponse de la scission

Cette réponse de la séparation, de la scission est-ce qu’on peut en avoir un aperçu ?

Il y a Renault et Atos – je pense qu’on en a entendu parler assez récemment. Ce sont des entreprises qui sont confrontées à de vrais bouleversements de leur marché historique. Kellogg’s dans une moindre mesure également ont décidé de dire : ce sont deux métiers différents.

Clairement le thermique et l’électrique pour Renault, l’infogérance d’un côté et tout ce qui est Access Management, supercalculateur pour la partie informatique – effectivement ce sont deux métiers différents, c’est des business models différents. Le choix occidental va être de dire : on ne peut pas gérer ces deux métiers au sein de la même structure.

Ce que ça m’inspire, c’est peut-être une sur-optimisation sur un modèle donné qui fait qu’on est tellement optimisé qu’on ne sait pas gérer deux business models différents.

Un des points intéressants chez Haier, c’est de se dire qu’ils ont réussi, peut-être un peu mieux que nous, à gérer cette diversité avec la même structure. Haier, c’est pas de la haute technologie, c’est vraiment des métiers de base : c’est l’électroménager. Avec ce métier de base, ils ont réussi à développer une activité complètement différente qui est des PC de gamer. Il y avait un marché à prendre et ils ont réussi à développer ce marché là.

Il y a toute l’aspect vaccination aussi par rapport au COVID. Au sein de la même structure, ils ont pas de mal – en tout cas moins que nous – à gérer des business models différents avec des activités capitalistiques très différentes.

Une dernière chose : il y a plein d’idées que Haier est allé chercher aux États-Unis et ailleurs. Une idée par rapport à ça, un livre qui est pas très connu en France : Zone to Win de Geoffrey Moore. C’est l’auteur plus connu pour son bouquin sur l’innovation, Crossing the Chasm.

Dans ce nouveau livre Zone to Win, il explique comment les entreprises doivent gérer différents métiers : les activités qui sont standardisées qui rapportent de la rentabilité à court terme, toujours les activités supports et toutes les nouvelles activités qui sont naissantes, qui sont pas forcément rentables mais qui peuvent être les vaches à lait dans 2-3-4 ans. Il explique très bien comment les entreprises devraient avoir ces quatre types d’activités au sein de l’entreprise et comment elles doivent les gérer de différentes manières.

L’entreprise Haier

On a vu les problèmes qu’on rencontre nous en Occident, on va essayer maintenant d’examiner les solutions qui ont été apportées par Haier.

Qu’est-ce que Haier ?

Haier est une entreprise qui est pas forcément hyper connue en France. C’est une marque qui aujourd’hui existe en Occident mais qui est encore peu connue. Si je vous parle de Proline, ça vous parlera peut-être davantage puisqu’en fait Haier a commencé à diffuser ses machines à laver sous des marques distributeurs de distributeurs comme Carrefour, Auchan avec des marques de type Proline. Derrière c’était bien Haier.

C’est une entreprise d’électroménager qui est née dans une ville portuaire de la Chine qui s’appelle Qingdao. C’est une entreprise qui avait pas mal de difficultés dans les années 80 puisque dans cette décennie là, les Chinois commençaient à s’équiper avec un début de décollage économique mais les produits étaient globalement de mauvaise qualité.

En fait, la plupart des entreprises ne se souciaient absolument pas de la qualité parce que comme on était encore un peu en face de pénurie, même les produits médiocres trouvaient preneurs. Les consommateurs chinois à l’époque prenaient ce qui était disponible sur le marché et il n’y avait pas une préoccupation importante pour la qualité.

L’arrivée de Zhang Ruimin

Le problème, c’est que la décennie 80 c’est la décennie des réformes de Deng Xiaoping, l’ouverture en particulier aux entreprises étrangères qui avaient maintenant la possibilité de faire du business en Chine. Cette situation de sous-qualité ne pouvait pas perdurer sous peine pour les entreprises chinoises de perdre leur marché domestique.

C’est ce qui a poussé la municipalité de Qingdao, qui était un actionnaire principal de la société, à chercher un nouveau dirigeant pour moderniser l’entreprise. C’est un certain Zhang Ruimin qui a été recruté pour relever le défi. Il faut savoir que l’entreprise était quasiment au bord de la faillite à ce moment-là.

L’accent a été mis sur la qualité. Vous avez à l’écran une photo emblématique d’un épisode qui a marqué les esprits : une visite faite par Zhang dans les ateliers de ce qui allait devenir Haier. Il a constaté que tout un lot de réfrigérateurs fabriqué était bourré de défauts. Il a demandé à ses salariés de prendre un marteau et de fracasser ces frigos parce que c’était quelque chose qui n’était plus du tout acceptable.

Cet épisode a beaucoup choqué à l’époque parce que c’étaient des machines qui avaient une valeur marchande, qui auraient trouvé preneur sur le marché chinois sans difficulté et ce sont des machines qui représentaient peut-être l’équivalent de plusieurs mois de salaire du chinois moyen. Ça a vraiment marqué des esprits : comment est-ce qu’on peut comme ça détruire des objets qui pourtant ont de la valeur ?

Ces objets avaient peut-être de la valeur mais c’est une valeur de l’ancienne époque et Zhang avait bien compris que ça ne pourrait pas continuer comme ça. C’est un petit peu le mythe fondateur de l’entreprise Haier.

Les résultats

Cette première étape a été de mettre l’accent sur la qualité. D’ailleurs un partenariat a été conclu avec l’entreprise allemande Liebherr qui était justement réputée pour la qualité de ses machines d’électroménager. Zhang se rendra en Allemagne pour visiter les chaînes de production de Liebherr.

Il y a eu d’abord toute une inspiration sur les méthodes de qualité occidentale, allemande en particulier. Ensuite, le président Zhang ne s’est pas gêné pour s’inspirer des méthodes occidentales de management, en particulier les méthodes de Peter Drucker pour redresser l’entreprise.

Ça a très bien marché puisqu’en l’espace de 40 ans, Haier est devenu le numéro 1 de son secteur. Si on peut citer quelques chiffres : aujourd’hui Haier a 60-70 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 30 milliards de dollars (chiffres de 2020) en forte augmentation. C’est vraiment une grande réussite.

Les micro-entreprises

Ce dirigeant a mis en place autre chose : les micro-entreprises. En quoi cela consiste-t-il exactement ?

Effectivement, il y a eu une inspiration sur les méthodes occidentales avec un management très contrôlant. La première chose qui a été faite, c’est de mettre en place des procédures très strictes, du reporting, presque du micro-management. Mais ça a été vécu comme un mal nécessaire, comme une première étape pour redresser l’entreprise.

C’est peut-être justement un sujet de débat sur le management affranchi du contrôle : est-ce que c’est valable pour toutes les entreprises ? Est-ce que c’est valable pour toutes les maturités d’entreprises ? Dans le cas de Haier, au départ au contraire, il y a une reprise en main, une reprise en contrôle de l’entreprise par le nouveau dirigeant.

Une fois que l’entreprise a été remise sur les rails, il y a une espèce de plafond de verre qui a été atteint. L’entreprise n’arrivait plus à croître. Le président Zhang a réfléchi sur la manière dont il pouvait innover, pas simplement s’inspirer de Peter Drucker et des méthodes allemandes ou américaines, mais faire du nouveau.

Le modèle Ren Dan Heyi

C’est à partir de ce moment-là – 2005 première étape, 2012 deuxième étape vraiment plus importante – qu’il a développé son propre modèle qui s’appelle le Ren Dan Heyi.

  • Ren (人) : l’être humain en chinois, l’être humain, le salarié en réalité
  • Dan (单) : dans ce contexte, les attentes du consommateur
  • Heyi (合一) : la conjonction des deux, comment est-ce qu’on peut associer, mettre en ligne, mettre en phase les attitudes et les comportements des salariés et les attentes des consommateurs

On est dans un modèle de ce qu’on appelle la « distance zéro » avec le consommateur, la recherche de faire en sorte que tous les salariés se sentent responsabilisés et se sentent au service du client.

Dit comme ça, ça paraît un petit peu une incantation, mais la manière dont ça a été fait, ça a été de diviser l’entreprise en unités autonomes. La première étape autour de 2005, c’était des unités autonomes de production. L’entreprise était divisée en plusieurs milliers de ces unités avec une certaine marge de manœuvre.

À partir de 2012, on a vraiment le Ren Dan Heyi en tant que tel qui a été mis en place où les unités autonomes ont pris réellement la forme de micro-entreprises. Haier a été divisée en plusieurs milliers de micro-entreprises d’une vingtaine de personnes.

Autonomie des micro-entreprises

Chaque micro-entreprise a la possibilité de définir :

  • Ses propres objectifs commerciaux
  • Ses propres objectifs de rentabilité de chiffre d’affaires

Le leader de chaque micro-entreprise a une marge de manœuvre vraiment très importante pour pouvoir :

  • Former ses équipes
  • Embaucher, débaucher – il a d’ailleurs accès à un pool de talents en interne mais il peut également puiser à l’extérieur de Haier
  • Définir sa grille de rémunération avec une large partie de variables

L’entreprise s’est structurée comme ça en un écosystème de micro-entreprises reliées entre elles par des relations contractuelles. On a des relations clients-fournisseurs qui se sont vraiment généralisées dans l’entreprise et qui sont également ouvertes sur l’extérieur.

L’idée étant de développer l’esprit d’entreprise puisque chaque micro-entreprise doit servir des clients qui peuvent être :

  • Des clients internes – par exemple on a des micros-entreprises qui font du recrutement ou qui proposent des services de ressources humaines à d’autres micro-entreprises du groupe
  • Des clients externes qui servent directement le marché extérieur

Ce qui est vraiment intéressant, c’est que plutôt qu’en Occident où on fait des découpages, on sépare les choses, là on a séparé les choses chez Haier mais en interne, on a cette conjonction à la fois d’une grande autonomie en interne et d’une grande ouverture sur l’extérieur.

Périmètre de l’autonomie

Jusqu’où va cette autonomie ? On en a déjà évoqué quelques aspects : ça porte sur le recrutement, sur la rémunération, sur les objectifs qu’on se fixe.

En fait, ça prend la forme d’une véritable place de marché interne. Chacun chez Haier peut prendre l’initiative de porter un projet et de décider de proposer la création d’une micro-entreprise. Chacun a la possibilité de faire un business plan qui est soumis à un comité d’évaluation.

Si ce business plan est validé, Haier groupe va décider d’allouer des fonds pour permettre à cette personne porteuse de projet de créer sa micro-entreprise, de créer son équipe. Ensuite, sur une période qui peut aller de 1 à 3 ans, on va voir si effectivement cette personne atteint ses objectifs.

Si elle atteint ses objectifs, très bien, elle est maintenue. Ce qui est très intéressant aussi, c’est que si le leader de la micro-entreprise n’atteint pas ses objectifs de manière répétée, ce leader peut être remplacé par un remplaçant qui est connu dès le départ et qu’on surnomme chez Haier le « poisson-chat ».

Le concept du « poisson-chat »

Le poisson-chat, c’est une analogie qui vient du milieu de la pêche. Parfois les pêcheurs ont l’habitude, lorsqu’ils prennent des poissons, de mettre à l’intérieur un poisson-chat avec leur prise. Le poisson-chat étant là pour maintenir les poissons qui seront vendus sur les étals en état d’activité, pour qu’ils continuent à bouger et qu’ils n’arrivent pas morts sur les étages.

Haier a repris cette analogie en désignant dès le départ le successeur qui prendra la suite du leader de la micro-entreprise si celui-là n’atteint pas ses objectifs. Il y a une espèce de concurrence interne qui est valorisée, une sorte de compétition interne qui est valorisée à l’intérieur de chacune des micro-entreprises.

Focus sur les opportunités

Le focus, c’est vraiment saisir toutes les opportunités. Il faut bien se remettre en tête qu’Haier est déjà en 2005 le numéro 1 chinois et c’est déjà une entreprise hyper prospère.

Si on avait le PDG d’Airbus – je prends un exemple régional – qui a un carnet de commandes rempli à 4-5 ans et qui dit à son board « je vais changer l’organisation, je vais tout casser », on se rappelle qu’il faut remettre en perspective : Zhang a changé toute l’organisation alors qu’il était vraiment déjà numéro un, parce qu’il y a vraiment cette obsession chez Zhang.

Deux exemples par rapport à ce côté « zéro distance » d’inspiration américaine d’ailleurs :

  1. Thunder Robot : Ils ont découvert qu’il y avait un marché sur les PC de gamer. Au sein d’Haier qui fait de l’électroménager à la base, ils ont décidé d’allouer des fonds pour créer cette entreprise. Aujourd’hui cette entreprise qui s’appelle Thunder Robot est complètement profitable et c’est presque devenu une entreprise à part entière. Il y avait un nouveau marché que certaines personnes ont détecté, ils se sont dit « il y a une opportunité, il y a un besoin, est-ce que vous êtes prêt à miser avec moi pour adresser ce nouveau marché ? »
  2. Les lave-linge pour pommes de terre : Ils se sont rendus compte que certains lave-linge dans les campagnes avaient beaucoup de défauts et beaucoup de retours. Après une enquête, ils se sont rendus compte que les agriculteurs utilisaient leur lave-linge pour nettoyer les pommes de terre pour qu’elles soient vendues plus cher sur les marchés. Par rapport à ce constat, ils ont créé une nouvelle série de lave-linge adaptés avec plusieurs filtres pour répondre aux besoins. Il n’y a pas eu – même si la marque Haier c’est du haut de gamme – cette arrogance de dire « l’utilisateur a un usage détourné de mon produit, le problème c’est lui ». Effectivement, ils l’utilisent d’une autre manière à laquelle on avait pas pensé, on va créer un produit, on va s’adapter pour ce besoin là. C’était sûrement pas le marché de masse mais c’est plus la philosophie de dire « on ne doit rater aucune opportunité ».

Les plateformes

Les micro-entreprises, c’est la première brique. La deuxième brique, ce sont les plateformes.

Les micro-entreprises c’est très bien, ça fonctionne, on l’a vu, mais ça introduit de la complexité surtout quand on en a des milliers. Il y a eu un sujet : comment est-ce qu’on peut quand même organiser tout ça ? La réponse qui a été apportée, c’est les plateformes.

Qu’est-ce qu’une plateforme ?

On pourrait prendre l’analogie de la place de marché tel qu’on a chez nous. On connaît par exemple les places de marché comme celle d’Amazon ou comme celle d’Alibaba où vous avez plusieurs acteurs qui sont présents en même temps pour proposer leurs services.

Haier a repris le principe mais de manière beaucoup plus souple. Dans le domaine par exemple de la logistique ou dans le domaine des ressources humaines, chaque micro-entreprise peut venir proposer ses services sur une plateforme. Il y en a une qui est très connue qui s’appelle COSMOPlat par exemple.

Chaque micro-entreprise peut proposer ses services et les autres peuvent choisir, mettre en concurrence un petit peu comme on le ferait sur une place de marché. Là où c’est intéressant, c’est que c’est extrêmement souple et rapide. Il est possible pour un acteur interne ou pour une société externe – par exemple pour un fournisseur externe de Haier – de s’inscrire sur la plateforme sans qu’il y ait forcément un contrôle très strict a priori des conditions pour la rejoindre.

On est plutôt dans un contrôle à posteriori, un petit peu à la manière wiki (ce qui n’est pas pour me déplaire), une grande confiance qui a porté au départ. Chacun peut apporter sa brique et ensuite, c’est la loi du marché : si les fournisseurs trouvent des clients sur la plateforme, très bien, sinon elles sont éjectées d’elles-mêmes.

L’écosystème du canard laqué

Ça a donné lieu à l’apparition de véritables écosystèmes, de véritables chaînes de valeurs dont certaines sont très originales. On peut par exemple prendre le cas de l’écosystème du canard laqué.

Le canard laqué, c’est effectivement un plat emblématique de la cuisine chinoise, surtout de la cuisine du Nord et la cuisine de Pékin. C’est délicieux mais c’est très compliqué à préparer. En fait, la plupart des Chinois se rendent habituellement au restaurant pour en déguster.

Quelqu’un chez Haier a identifié une opportunité de marché. Il a pris contact avec un éleveur de canard parmi les meilleurs de Pékin, il a pris des contacts avec des micro-entreprises fabriquant des fours qui étaient destinés au grand public.

À partir de ça, ils ont mis en place un système d’abonnement pour le consommateur final qui, au lieu d’acheter un four, va devenir l’utilisateur d’un service de canard laqué à la demande. Chaque consommateur va effectivement recevoir le four mais va aussi avoir un abonnement pour recevoir :

  • Des canards qui ont un bon gabarit parfaitement adapté pour le four
  • Des ingrédients d’autres fournisseurs, des maraîchers, pour faire cuire le canard dans les bonnes conditions

Le four est intelligent : en fonction de la masse du canard, il va automatiquement adapter la température de cuisson, le temps de cuisson, etc.

On avait un véritable écosystème qui s’est créé depuis l’éleveur (qui évidemment ne fait pas partie de Haier mais qui a trouvé un marché et des débouchés extrêmement importants), les maraîchers dont on parlait pour les ingrédients, et puis les micro-entreprises qui fabriquent les fours ou les équipements matériels à l’intérieur d’Haier. Tout ça a été géré grâce à ce système de plateforme, vraiment une bonne manière de fédérer une chaîne de valeur.

Le rôle du dirigeant Zhang Ruimin

Comment se situe aujourd’hui le dirigeant Zhang dans cette myriade de micro-entreprises et dans cet écosystème qu’il a créé ?

Zhang, ça fait un an qu’on s’intéresse au personnage. Même s’il a pris un peu de retrait dernièrement, c’est le « patron philosophe« . Il y a quelque chose d’assez flagrant : il a beaucoup écrit, il aime bien les métaphores.

Typiquement, pour reprendre certaines métaphores sur les micro-entreprises, il disait : « Mon entreprise, ça doit être comme une méduse sans système central et uniquement avec des tentacules » – pour lui c’était les micro-entreprises – « pour capter les différents signaux du marché ».

Son rôle, dans les différentes transformations de l’entreprise, ça a été vraiment de créer une nouvelle organisation, d’être l’architecte en chef par rapport à cette organisation.

Un des points par rapport à certaines méthodes de management libéré : clairement la place du président – c’est une méduse effectivement – il ne prône pas l’absence du président, l’absence de direction. La direction reste forte, elle a insufflé ces changements radicaux parce que clairement on n’est pas là pour édulcorer les choses. Le passage d’une entreprise traditionnelle matricielle avec toutes les fonctions supports aux micro-entreprises, ça s’est fait avec le départ de 12 000 personnes. Ça c’est complètement assumé par la direction.

Il y a eu un choix hyper fort qui a été fait. Un des points aussi de Zhang, c’est sa radicalité : c’est rarement à mi-chemin ou des demi-mesures.

Il y a clairement cet effet là, ce côté architecte et surtout ce que lui prône c’est de se dire : « J’ai fait l’effort d’embaucher des personnes compétentes, du coup je leur laisse manager leur micro-entreprise, je leur laisse savoir qui elles doivent recruter, comment elles doivent les payer, quel est le nouveau marché à adresser, comment y aller et de quoi elles ont besoin en terme de ressources financières ou humaines. »

Tout ça, mais les employés que j’ai recrutés, ils doivent savoir le faire, ils savent le faire très bien. Après, ils ont aussi besoin de support et du coup le CEO lui, il est toujours présent. Il a un vrai regard sur les plateformes, comment elles se transforment ou pas et est-ce que j’alloue des fonds pour cette micro-entreprise, pour telle autre, et est-ce que mon organisation fonctionne au sens où est-ce que le taux de changement ou la capacité à changer en interne est globalement la même que celle que je vois à l’extérieur ?

C’était son point de départ en 2005. À un moment donné, il s’est dit : « J’ai appliqué toutes les méthodes managériales matricielles américaines et je m’aperçois qu’à l’extérieur avec Internet, il y a des changements qui vont très très vite et je suis pas sûr que moi en interne avec mon organisation, je sois capable de suivre. »

Un des exemples clés que je cite : ils ont racheté en 2016 la partie électroménager de General Electric pour 5 milliards de dollars. Quatre ans plus tard, General Electric Appliances aux États-Unis – le roi du go-to-market – ils sont capables de mettre sur le marché un produit en deux mois alors qu’avant ils étaient à huit mois. C’est simplement comment arriver à ce genre de choses ? C’est pas en ayant plus de management, plus de direction, c’est vraiment en laissant le plus d’autonomie aux différentes personnes.

Le management quantique

Vous avez évoqué le terme de « management quantique ». Zhang est connu comme le patron philosophe. Son histoire personnelle a commencé par un coup de foudre pour un bouquin de Peter Drucker qui était The Effective Executive (Le manager efficace). C’est ça qui était le départ de sa réflexion, mais il a continué à lire en permanence.

À partir de 2005-2012, quand il a atteint le plafond de verre que je décrivais tout à l’heure, il a voulu retourner aux racines chinoises un petit peu. Il s’est replongé dans les philosophies comme le confucianisme et surtout peut-être le taoïsme.

Je suis pas du tout un spécialiste, je ne suis pas non plus un spécialiste de la mécanique quantique, mais d’après ce que j’ai compris, on retrouve pas mal d’idées un petit peu communes entre le taoïsme et la mécanique quantique.

Un exemple par exemple, c’est la dualité onde-particule qu’on retrouve en mécanique quantique. La lumière est à la fois corpusculaire – composée de photons – et en même temps c’est une onde. C’est quelque chose qu’on peut aussi un petit peu retrouver dans le taoïsme où les choses ne sont jamais vraiment ce qu’elles semblent être et où on peut avoir à la fois pas mal de flexibilité et puis beaucoup d’imprévisibilité.

Appliquer cette manière de voir en se disant : « Il faut qu’on relâche un petit peu de contrôle, qu’on essaye pas de prévoir absolument tout ce qui peut se passer dans l’entreprise avec un management rigide, mais au contraire on va laisser les choses se faire » – ça c’est très taoïste aussi. On va éviter d’intervenir là où c’est pas nécessaire, on ne va pas micro-manager, on va laisser en fait les managers et les salariés exprimer ce qui est en eux. Les bonnes idées, elles vont venir d’eux, elles vont venir de la base et le top management n’est là que pour créer des conditions favorables à l’émergence du succès, des idées, des modèles économiques gagnants.

Ce phénomène d’émergence qu’on peut un petit peu retrouver semble-t-il dans la mécanique quantique. Un autre exemple puisqu’on peut aller de la dualité onde-particule, c’est que chez Haier on a à la fois des tas de micro-entreprises qui sont un petit peu comme des particules séparées les unes des autres et en même temps ça fait un tout cohérent puisqu’on a quand même la stratégie du groupe qui peut diffuser un petit peu à la manière d’une onde à l’intérieur de l’ensemble du groupe.

Tout ça, ce sont des analogies. Il s’agit pas évidemment de dire que le management va être quantique et d’essayer d’appliquer vraiment des théorèmes. C’est plutôt des analogies, des métaphores qui servent à nourrir la réflexion.

Exemple français : Expliseat

Vous avez interrogé il y a quelques mois l’entreprise Cash and repair qui pratique une certaine forme d’holacratie dans ses équipes. Bertrand Lepineau, le patron, m’avait expliqué effectivement que grâce à cette organisation, les salariés avaient inventé une machine qui permettait de dessouder les smartphones et de les réparer et de favoriser leur réemploi. C’est tout à fait en phase avec ce que tu dis Jérôme et les bénéfices sont tangibles bien entendu quand on applique ce genre d’organisation.

Questions et transposition du modèle

Question d’un participant : « Quid de la transposition de ce modèle dans des cadres juridiques, réglementaires et culturels radicalement différents ? »

Réponse : Deux-trois éléments de réponse. C’est une multinationale, ils ont racheté des sociétés au Japon, en Nouvelle-Zélande, au Pakistan, aux États-Unis et ils ont aussi racheté Candy. Aujourd’hui, ils ont une latitude par rapport à l’application du modèle. Ce sont vraiment des principes.

Typiquement, le PDG actuel de General Electric Appliances a passé un an en Chine avant de lui-même appliquer le modèle et il y a des choses qu’il a prises, pas tout. Clairement par rapport au cadre juridique et réglementaire, typiquement il y a beaucoup de variables en Chine – il y a quasiment tout le monde qui a une part de variables – alors que chez nous c’est plutôt que les commerciaux. Là il y a certaines choses qui sont pas impossibles à faire, c’est simplement que culturellement nous, on ne motive financièrement que les commerciaux.

Un autre exemple : on a une entreprise européenne qui s’appelle Fujitsu Europe qui a décidé depuis deux ans de prendre ces principes là et de les mettre en place concrètement dans ses équipes pour les nouveaux marchés qu’elle souhaitait adresser. Il y a une excellente vidéo de Bruno Sirletti que vous retrouverez sur YouTube qui explique quels étaient les enjeux. A priori, il n’y a pas eu – il y a des différences culturelles, ils ont pas tout mis en place – mais l’idée de la micro-entreprise, l’idée de l’autonomie a priori ne pose pas problème à la fois au niveau juridique ou culturel.

Dernière chose pour conclure : en discutant avec Fujitsu, on s’aperçoit que mettre en place ce type d’organisation, c’est aussi demain recruter des personnes qui sont déjà en phase avec ce type de fonctionnement. Tout le monde n’est pas compatible avec le côté micro-entrepreneurial ou entrepreneuriat tout court, mais le fait qu’ils aient mis en place cette organisation fait que les nouvelles recrues, elles vont être naturellement favorisées. Est-ce que vous vous sentez l’âme de décider par vous-même d’engager 5, 10, 15 000 euros par vous-même sans avoir à référer à votre N+2 ? Est-ce que vous vous sentez prêt de dire « vous êtes redevable dans six mois de tel objectif à 12 mois » et quelles sont les conséquences si ça se passe mal ?

Je renvoie à Fujitsu Europe et Bruno Sirletti sur le sujet qu’il a implémenté sur cinq ou six pays : France, Espagne, Belgique de mémoire et qui, j’espère, nous fera l’honneur de rédiger notre préface.

Conclusion

On attend avec impatience la sortie de votre livre effectivement qui est prévu pour la fin de l’année. Est-ce que vous voulez conclure en disant un mot qui résume votre webinar ?

Jérôme : C’est le mot « paradoxe » qui me viendrait à l’esprit puisque Haier, c’est une entreprise chinoise et a priori on imaginerait pas justement un management affranchi du contrôle dans une entreprise chinoise. Traditionnellement, on est plutôt dans un modèle dirigiste, dans un modèle extrêmement contrôlant dès l’université d’ailleurs – dès l’école – où il y a un grand respect pour le maître, souvent des difficultés à remettre en cause l’autorité ou à poser des questions.

Pour rebondir sur la question de l’utilisateur précédent, même à l’intérieur d’une culture donnée en Chine, Haier se trouve un petit peu en rupture par rapport à la façon de manager les entreprises habituelles, notamment dans les grandes entreprises d’État. C’est moins vrai dans le privé. Ce choc culturel, il est déjà présent en Chine même.

Je trouve aussi que c’est intéressant de voir qu’une entreprise née dans ce pays était capable de se réinventer, de revoir complètement son modèle en s’inspirant de l’Occident pour voir ce qui était intéressant, ce qui était bon à prendre, en puisant également dans ses propres racines pour faire un modèle hybride qui aujourd’hui nous revient en retour pour alimenter notre propre réflexion en Occident sur la façon dont on peut gérer les entreprises. Ça, je trouve que c’est extrêmement intéressant.

Youssouf : Ma conclusion, c’est peut-être de susciter la curiosité de nos compatriotes parce que moi j’ai tendance à remarquer qu’on regarde plutôt vers l’ouest. Notre modèle c’est plutôt Google actuellement ou Spotify qui est assez inspirant. Ce qu’on constate, qu’il n’y a pas de raison – comme on a regardé vers Toyota dans les années 90 par rapport au lean – aujourd’hui, soyons curieux de tout ce qui peut se faire ailleurs dans le monde.

Prenons ce qui est intéressant, ce qui nous semble pertinent et après mettons de côté ce qui semble trop culturel, mais en tout cas, ouvrons-nous les yeux et ne regardons pas que à l’ouest, regardons aussi ailleurs et aussi à l’est.


Vous pourrez retrouver les slides sur chinese-management.com et je vous invite également à suivre le blog pour être informé de la sortie du livre.

Merci à vous deux, merci à tous et au revoir !

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