En 2019, le professeur Felipe Monteiro, directeur académique du Global Talent Competitiveness Index, s’est entretenu avec le PDG de Haier, Zhang Ruimin, au sujet de son modèle d’entreprise innovant et entrepreneurial, Rendanheyi. Retrouvez ci-dessous une transcription en français de cette interview.
Felipe Monteiro (F.M.) : Bonjour M. Zhang Ruimin, pouvez-vous nous donner votre définition du talent entrepreneurial ?
Zhang Ruimin :
Pour moi, le talent entrepreneurial ne se limite pas à la capacité de créer une entreprise, mais plutôt à la capacité de passer de zéro à un plutôt que de un à N. C’est-à-dire, la capacité de créer un nouveau marché ou un nouveau secteur au sein d’un marché, plutôt que de répéter ce qui a été fait. C’est ce que nous voulons faire avec nos micro-entreprises.
Nous souhaitons saisir de nouvelles opportunités, et la plus grande leçon est donc de savoir comment répondre aux nouveaux besoins sur le marché. Il ne s’agit pas d’obtenir des croissances incrémentales sur ce qui existe déjà, mais de produire des innovations issues de nouveaux besoins, et de créer de nouvelles opportunités et de nouveaux marchés.
F.M. : Comment le talent entrepreneurial peut-il être appris et développé ?
Zhang Ruimin :
De mon expérience, l’apprentissage de l’entrepreneuriat est très difficile. Nous avons constaté que le plus efficace est de mettre en place un mécanisme à travers lequel les utilisateurs vous forcent à innover. C’est beaucoup plus efficace qu’une injonction d’un leader qui vous force à innover, car cela est voué à l’échec.
Par exemple, nous évaluons l’innovation d’un produit en le présentant aux utilisateurs finaux. Si le produit n’est pas innovant ou n’a pas de très bonnes évaluations, nous annulons le lancement. Il est également important de prendre en compte Internet et l’internet des objets. Nous ne vendons pas un équipement isolé, mais un « réseau électroménager » pour devenir une solution pour répondre au style de vie des utilisateurs. Nous démarrons toujours de l’utilisateur, car s’il n’est pas heureux avec votre produit, vous avez échoué.
F.M. : Au niveau mondial quels sont les lieux pour attirer de tels talents ?
Zhang Ruimin :
Prenons le cas de GE. Après notre acquisition, ils ont lancé leur projet FirstBuild, une plateforme entrepreneuriale sociale et ouverte qui attire de nombreux talents innovants de tout le pays. Les nouveaux produits et idées qui en découlent sont véritablement le résultat de cette plateforme entrepreneuriale qui rassemble une grande sagesse et de nombreux talents.
Nous construisons ce type de plateforme entrepreneuriale dans neuf pays à travers le monde
F.M. : A quel point le talent entrepreneurial va-t-il compter dans le futur ?
Zhang Ruimin :
Le talent entrepreneurial sera très important, car notre monde change tellement rapidement que personne ne peut le prédire. Or l’entrepreneuriat suppose justement de se réinventer en permanence. Vous pouvez avoir du succès un jour sur un projet, et être tenté de vous résumer à cela. Mais le monde change vite. Ce qui a fait votre succès aujourd’hui devra être amené à changer demain si vous souhaitez continuer à réussir.
Dans le monde numérique en particulier, vous devez aider les gens à comprendre qu’il faut constamment chercher de nouvelles innovations et de nouvelles opportunités business ; et c’est très difficile.
F.M. : Haier a racheté l’entreprise japonaise Sanyo. Comment le modèle RDHY y a-t-il été reçu ?
Zhang Ruimin :
Les employés de Sanyo sont sérieux et travaillent dur. Ils sont vraiment très compétents. Mais l’état d’esprit général des équipes est la soumission au leader, au responsable hiérarchique. Les employés vont faire des heures supplémentaires pour atteindre un objectif ; mais est-ce un objectif utile pour les utilisateurs ? Pas forcément.
Nous devions changer cette orientation, mais les gens ont eu du mal à l’accepter. On a passé six mois pour faire comprendre que les employés ne passaient pas un contrat avec leur entreprise, mais avec le marché. Auparavant, les employés pouvaient obtenir 16 mois de salaire rien qu’en atteignant leurs objectifs internes. Autrement dit, ils étaient rémunérés pour remplir leurs « devoirs ». Il leur a fallu du temps pour comprendre que l’évaluation selon la performance primait sur le respect des règles de la direction ou des managers.
Avant, le mot d’ordre était la soumission à la direction. Mais il s’avère que le top management n’est pas les mieux placé pour comprendre les besoins des utilisateurs.
Il était important de mettre l’utilisateur au centre.
Un exemple de réussite est le système de laverie communautaire développé par Sanyo pour permettre à une communauté de partager des lave-linges, tout en tenant compte des problèmes potentiels liés aux contaminations ou à la désinfection. Concrètement, les utilisateurs ont accès à une application leur permettant de connaître les disponibilités des machines. Ils ont aussi des rappels pour savoir quand ils peuvent aller récupérer leur linge.
Ce modèle a très bien fonctionné et peut être répliqué en dehors du Japon.
Un autre problème pour l’application du RDHY est le peu de mobilité dans la société japonaise. Il est très difficile de rechercher et de débaucher des talents, en particulier les cadres supérieurs, et cela a été un vrai défi.
F.M. : Quid de l’acquisition de GE Appliances aux Etats-Unis ?
Zhang Ruimin :
GE a 100 ans. Sa longue existence a engendré un système de management très détaillé et complexe, qui, bien qu’offrant de nombreux avantages aux employés, peut également comporter des inconvénients.
Par exemple, de nombreux employés ne travaillaient pas directement pour répondre aux besoins des utilisateurs, mais plutôt pour satisfaire les exigences du système de management. Parfois, leur travail pouvait sembler futile, et pourtant ils percevaient des salaires et des bonus conséquents. Le système ne les encourageait pas à faire ce qui est juste et bénéfique pour l’entreprise.
Nous les avons encouragés à créer des microentreprises avec des profils de fonctions différents, et ces nouvelles équipes sont maintenant réellement responsables d’un marché. Ce modèle, qui n’existait pas auparavant, commence à faire ses preuves.
F.M. : Vous avez réussi à ramener la croissance chez GE. Comment avez-vous fait ?
Zhang Ruimin :
Premièrement, nous avons commencé par analyser les produits orphelins en effectuant une étude des différentes fonctions impliquées, à savoir la R&D, la production et la vente. Il est vite apparu que personne ne se considérait comme le véritable responsable des produits. Chaque département menait des actions isolées sans qu’aucune personne ne soit chargée de l’amélioration globale du produit ou de la résolution des problèmes.
Nous avons donc souhaité que chaque produit « appartienne » à une personne spécifique qui en serait responsable en termes d’amélioration continue et de gestion des éventuels problèmes.
Avant, chaque employé s’occupait du produit selon son propre point de vue, en fonction de sa fonction, mais désormais nous nous intéressons à l’utilisateur final.
Deuxièmement, nous avons repensé l’image qu’avait GE sur le marché. Ce n’était plus une marque premium, et il fallait y remédier.
Désormais, certaines microentreprises ne se concentrent plus uniquement sur les revenus mais aussi sur le positionnement de GE.
Rapidement, les équipes ont changé leur état d’esprit pour réussir ce défi, et le rôle des microentreprises a été crucial.
F.M. : Quelles seront les prochaines innovations managériales ?
Zhang Ruimin :
Le défi le plus important pour l’avenir est de comprendre l’économie de la complexité, et pour y parvenir, la motivation individuelle est la clé. Le système de rétroaction positive permet de renforcer cette posture et de s’améliorer continuellement chaque année.
Le problème, c’est qu’aucun modèle économique aujourd’hui n’est capable de réussir ce système de rétroaction positive. Or, quel que soit le modèle d’organisation, aucun ne sera en mesure d’être durable à long terme sans un tel système.
F.M. : Quel sera votre héritage à la pensée managériale ?
Zhang Ruimin :
S’il doit y avoir un tel héritage, voici ce que j’aimerais qu’il soit : de montrer qu’il est possible de transformer une entreprise hiérarchique et bureaucratique en un écosystème ; de changer un « jardin clôturé » en un écosystème s’apparentant à une forêt vierge, dans laquelle, à tout instant, certaines parties meurent et d’autre naissent ; autrement dit, d’avoir transformé l’organisation en un ensemble vivant qui n’arrête pas d’évoluer.
F.M. : Merci beaucoup, Monsieur Zhang.
Diplômé de HEC Paris et de CentraleSupélec, Jérôme Delacroix a démarré sa carrière chez le géant du conseil en management et en organisation Accenture, avant de se tourner vers le marketing, l’écriture et l’entrepreneuriat.
Jérôme Delacroix est allé plus de 12 fois en Chine et apprend le chinois mandarin. Il anime une chaîne YouTube consacrée à l’Internet en Chine.