A l’occasion de la sortie de notre livre Et si on copiait les entreprises chinoises ? centré sur le modèle de management de Haier, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Suzy Canivenc, chercheuse française renommée dans le domaine de la communication et de la transformation des organisations. Nous avons en particulier voulu comprendre ce qui différenciait un modèle de management réellement novateur comme le rendanheyi d’un simple effet de mode.
Youssouf Chotia : Bonjour Suzy Canivenc, vous êtes l’auteur de Les nouveaux modes de management et d’organisation – Innovation ou effet de mode ? Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Suzy Canivenc : On entend depuis quelques années beaucoup parler des entreprises libérées, et d’autres modèles qui font partie de la même nébuleuse, comme l’holacratie ou les organisations opales (qui font référence à l’ouvrage de Frédéric Laloux Reinventing organizations). L’objectif de mon livre était de donner de la profondeur historique, théorique et empirique à ces débats, qui semblent oublier que la recherche de formes d’organisation plus horizontales et d’un management plus participatif ne date pas d’aujourd’hui. Cela fait en effet plus d’un siècle que des recherches et expérimentations se succèdent en la matière. Je voulais remédier à cette amnésie ambiante, pour nous permettre d’enfin capitaliser sur l’ensemble de ces travaux et expériences.
On peut donc s’inspirer d’un modèle, mais à condition de le bricoler et de le reformuler en fonction des retours d’expérience.
Thomas Coutrot
Youssouf Chotia : Un extrait de votre livre qui représente le mieux vos convictions ?
Suzy Canivenc : Je me permettrais ici de citer une phrase de la préface de mon livre, que Thomas Coutrot, ancien économiste à la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques), officiant désormais à l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales), m’a fait l’honneur d’écrire. Il y condense les éléments clés de mon ouvrage, notamment au travers de cette phrase qui établit précisément la différence entre un simple effet de mode managériale et une véritable innovation organisationnelle : « On peut donc s’inspirer d’un modèle, mais à condition de le bricoler et de le reformuler en fonction des retours d’expérience. Dans ce va-et-vient entre théorie et expérience, la prise en compte du travail réel est essentielle, et elle ne peut se faire qu’à travers l’écoute attentive des salariés ».
Youssouf Chotia : Dans le chapitre 3 de votre livre, vous distinguez ce qui relève de l’innovation et de l’effet de mode, certaines pratiques pouvant être totalement dévoyées et bien plus néfastes qu’un fonctionnement traditionnel assumé. Les dirigeants ne se rendent-ils pas compte que les salariés ne sont pas dupes et détectent très vite si les démarches sont sincères ?
Suzy Canivenc : La plupart des dirigeants qui expérimentent les nouveaux modes de management et d’organisation sont authentiques dans leur démarche : ils ne le font pas nécessairement pour manipuler les salariés et leur imposer consciemment un jeu de dupes. Au-delà de l’authenticité de leur intention, qui peut toujours être questionnée, la problématique concerne surtout la compréhension qu’ils peuvent avoir du « travail réel » comme le souligne bien Thomas Coutrot. Et c’est là que le bât blesse généralement, lorsqu’on introduit des nouvelles méthodes de gestion. Ces nouveaux modèles nécessitent de prendre en compte les variables psycho-sociologiques, au-delà des seuls aspects gestionnaires. En effet, ils bousculent en profondeur les identités professionnelles de chacun, notamment des managers, et les relations interpersonnelles entre salariés, et il faut savoir les opérer en douceur, tout en proposant l’accompagnement adéquat.
Reste qu’en France, la hiérarchie est profondément ancrée dans notre culture (pays où on a coupé la tête du roi… pour le remplacer par un empereur).
Youssouf Chotia : De mon point de vue, le changement général de fonctionnement de toute une organisation, tel que celui mis en place par Haier avec son modèle rendanheyi, va bien plus loin que la simple présence d’équipes « autonomes » au sein d’une organisation hiérarchique classique.
Par exemple, une entreprise de logiciels peut très bien fonctionner avec un système classique et des équipes projets suivant des principes des agiles. Mais rares sont les entreprises comme Haier qui vont jusqu’à laisser toute latitude à leurs équipes autonomes pour embaucher, rémunérer, adresser le marché à leur manière, etc.
En comparaison, est-ce que les entreprises françaises ne proposent pas qu’une « autonomie très limitée » ?
Suzy Canivenc : C’est en effet souvent le cas, notamment dans les grandes organisations où les pratiques alternatives (méthodes agiles, cercles holacratiques, pratiques d’identification et de résolution de problèmes issues du lean) sont enchâssées dans des systèmes organisationnels pyramidaux qui, pour leur part, restent fondés sur des pratiques hiérarchiques et bureaucratiques traditionnelles. L’autonomie est alors limitée au micro-niveau de l’organisation du travail, et laisse intact la gouvernance traditionnelle au niveau méso et macro. C’est souvent dans des entreprises petites ou moyennes que l’on va le plus loin dans des pratiques de délégation ou de subsidiarité. Cela dépend beaucoup de la volonté du dirigeant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que « la libération » des entreprises proviennent souvent de la plus haute figure hiérarchique.
Reste qu’en France, la hiérarchie est profondément ancrée dans notre culture (pays où on a coupé la tête du roi… pour le remplacer par un empereur).
Youssouf Chotia : Dans notre changement de rapport au travail vous mentionnez l’excellent « L’éthique hacker » (Himanen, 2001) qui vient répondre à 100 ans d’écart à « L’éthique protestante » de Weber. Existe-t-il des différences fondamentales entre les générations ? Comment les entreprises devraient aborder ces attentes ?
Suzy Canivenc : Comme je l’explique dans mon ouvrage, nous serions moins face à un phénomène générationnel (avec cette fameuse génération Z) qu’à un phénomène de classe d’âge : celle des 18-24 ans, qui font leur entrée sur le marché du travail et qui nourrissent de profondes attentes envers le travail et l’entreprise. Ces attentes rejoignent finalement celles de nombreux salariés depuis les années 60-70 : respect, équité, collaboration, possibilité de développer ses compétences et son potentiel tout en se sentant utile aux autres, etc. Il n’y a pas de différence profonde à ce niveau entre les X, les Y et les Z ; simplement les Z le crient plus fort, car les autres semblent s’être résignés à ce que l’entreprise évolue peu ou très lentement.
Il existe également un effet d’époque, où crise sanitaire et crise écologique nourrissent toutes deux une « quête de sens », qui là encore ne se limite pas à la nouvelle génération.
Il ne s’agit donc pas de faire un management différencié entre les classes d’âge au sein d’une même entreprise, mais de développer un management qui soit à la fois plus souple et plus personnalisé. En effet, les salariés n’ont pas forcément les mêmes attentes aux différents âges de leur vie ou selon les parcours de vie. Il faut donc réussir à passer, notamment en termes de GRH, de pratiques égalitaires mais massives (tout le monde est traité de la même manière) à des pratiques plus personnalisées mais équitables, tout en conservant la cohésion de groupe. Un vrai jeu d’équilibriste !
Les nouvelles technologies n’ont aucun pouvoir magique organisationnel intrinsèque
Youssouf Chotia : La technologie et le numérique ne sont, à mon avis, jamais déterminants dans les nouvelles formes d’organisation. Comment tordre le coup à notre « techno-solutionnisme » ?
Suzy Canivenc : Je suis profondément en accord avec vous. C’est tout l’objet de mon prochain ouvrage (co-écrit avec Marie-Laure Cahier), dont la sortie est prévue à l’automne prochain et qui s’intéresse aux nouveaux outils collaboratifs, dont l’usage s’est intensifié avec la crise sanitaire et le développement du télétravail. Il est ici important de comprendre que les nouvelles technologies n’ont aucun pouvoir magique organisationnel intrinsèque. Mettre un réseau social d’entreprise ou une plateforme collaborative ne suffit pas à rendre les organisations plus horizontales, les pratiques de travail plus collaboratives et les activités plus fluides. Les « effets » des technologies sont toujours dépendants de la manière dont les individus s’en emparent « en situation » : le contexte organisationnel dans lequel ces outils sont déployés jouent ici un rôle fondamental.
Youssouf Chotia : Chez Haier, après la mise en place des micro-entreprises en contact avec les clients, il y a eu une vraie réflexion sur les frontières de l’entreprise. Il s’agit en particulier de la notion d’Écosystème de Micro-Communautés (EMC) et de la transformation des fonctions support en plateformes (logistique, RH, finance) dont les clients comme les fournisseurs peuvent être externes à Haier.
Est-ce que vous avez identifié ce type de réflexion dans les entreprises que vous avez étudiées ?
Suzy Canivenc : Certaines entreprises étudiées cherchent en effet à déployer un écosystème plus large au travers d’un réseau multiforme. L’articulation entre les différents membres du réseau est cependant un exercice délicat : l’équilibre est souvent difficile à trouver entre l’autonomie accordée à chaque entité du réseau et l’interdépendance à conserver pour pouvoir continuer à former un « tout » cohérent.
Youssouf Chotia : Merci, Suzy Canivenc.
Suzy Canivenc est Docteure en Sciences de l’Information et de la Communication (spécialisée en communication organisationnelle). Ses travaux portent sur les innovations socio-organisationnelles en entreprises, particulièrement dans les coopératives autogérées et les organisations du numérique.
Formé en management au sein de l’IAE de Paris, Youssouf Chotia a passé dix ans dans le conseil en management et organisation, notamment chez Devoteam et Weave. Après ces expériences, il a poursuivi sa carrière en rejoignant Thalès dans le secteur du spatial.
Il reste convaincu que la recherche de profit est compatible avec l’épanouissement individuel et collectif à condition de s’intéresser aux innovations managériales.