Lors de la journée d’étude « Valeurs d’Asie » du 29 février 2024, j’ai eu la chance de pouvoir écouter le professeur Lan JIANG FU, maîtresse de conférence en études chinoises à l’UPEC (Université Paris-Est Créteil) et docteur en Histoire et Sciences Sociales de l’Asie. Le professeur Lan est intervenue sur le thème : « Le renouveau confucéen du management dans le milieu entrepreneurial en Chine contemporaine ».
Le phénomène rushang
À partir des années 2000, explique Lan JIANG FU, la Chine a vu apparaître un renouveau confucéen au sein de la population. Cette renaissance du confucianisme connaît un engouement particulier auprès des entrepreneurs, accompagné d’un retour en force de l’ancien terme « rushang » (儒商 ) traduit en français par « entrepreneur confucéen ». Historiquement, ce terme était apparu sous la dynastie Ming, entre le 14ème et le 17ème siècle, et désignait un nouveau groupe de marchands proches des milieux lettrés.
Cette remise au goût du jour d’un terme ancestral prend de plus en plus d’ampleur et forme un phénomène social que le professeur Jiang Fu a intitulé « le phénomène rushang ».
Le phénomène rushang se présente sous des formes très variées, dans de multiples contextes. Il s’accompagne également de la mise en pratique dans le management de certaines notions et références au confucianisme, et plus largement à l’ensemble de la culture traditionnelle.
Confucius matin, (midi) et soir
Dans le cadre de sa recherche, le professeur JIANG FU a réalisé une étude de terrain entre 2016 et début 2020 au sein de trois entreprises chinoises. Elle a pu constater que l’étude des ouvrages classiques y était devenue une pratique centrale dans la vie quotidienne de ces entreprises. Par exemple, dans une entreprise de Dongguan, dans la province du Guangdong, tous les membres du personnel, cadres et ouvriers, doivent lire des extraits des ouvrages classiques, deux fois par jour, matin et soir. La présence à ces séances et la ponctualité sont considérées comme des critères d’évaluation du comportement des salariés. Au-delà des compétences professionnelles, la capacité à assimiler grâce à ces lectures les valeurs promues par l’entreprise permet d’accéder plus facilement à des postes à responsabilité. De plus, dès l’embauche, être prêt à s’engager dans l’apprentissage des classiques constitue l’un des critères fondamentaux de sélection.
En dehors de l’apprentissage des classiques, ces pratiques de « jiaohua » (教化, éducation) s’appuient aussi sur de nombreuses pratiques symboliques et rituelles visant à inculquer certaines valeurs traditionnelles comme la piété filiale et l’humilité.
Impacts concrets sur le management
Le professeur JIANG FU a identifié quatre principaux impacts du phénomène rushang sur le management des entreprises confucéennes :
- Redistribution des profits : ces entreprises ont mis en place un modèle « 51-25-24 », dans lequel 51% des bénéfices sont reversés à des causes d’intérêt général, 25% distribués aux salariés sous forme de primes, et 24% aux actionnaires. Cette approche inspirée de la pensée confucéenne vise à limiter la course au profit au-delà d’un certain seuil. En effet, dans la pensée confucéenne, la fortune est vue comme un cadeau du Ciel, qu’il faut rendre à la société pour maintenir l’harmonie cosmologique entre le Ciel, l’Homme et la Terre, et ainsi assurer la durabilité de l’entreprise.
- Protection de la santé des employés : recours aux médecines traditionnelles chinoises pour prendre soin de la santé du personnel.
- Protection de l’environnement.
- Philanthropie : développement d’actions caritatives au sein de l’entreprise.
Un remède contre la crise morale, dans l’intérêt bien compris de l’entreprise
Face à la crise morale que connaît la Chine contemporaine, marquée par l’effondrement des idéologies maoïstes révolutionnaires et la montée du matérialisme, le recours à la tradition confucéenne, observé aussi bien dans la population en général que chez les entrepreneurs, traduit une recherche de nouvelles ressources spirituelles.
Pour autant, cette démarche s’inscrit également dans une logique économique. La formation confucéenne dispensée dans les entreprises est aussi un moyen de disposer d’une main d’œuvre motivée, dévouée et disciplinée. D’autre part, le discours éthique véhiculé par la référence au confucianisme sert aux entrepreneurs à construire une image de vertu et à justifier leurs pratiques capitalistes. On retrouve là une mobilisation de la tradition pour légitimer culturellement le capitalisme, qui est loin d’être l’apanage de la Chine.
Enfin, la quête par les entrepreneurs confucéens d’un modèle de management et de culture d’entreprise spécifiquement chinois traduit une volonté de trouver une voie de développement propre. Cette démarche fait écho à la politique menée par le gouvernement chinois pour construire un « socialisme aux caractéristiques chinoises dans la nouvelle ère ». Les efforts pour promouvoir confucianisme et traditions sont en phase avec ce projet étatique et permettent aux entrepreneurs de légitimer leurs activités.
Plus d’informations sur les travaux du professeur Lan Jiang Fu
Diplômé de HEC Paris et de CentraleSupélec, Jérôme Delacroix a démarré sa carrière chez le géant du conseil en management et en organisation Accenture, avant de se tourner vers le marketing, l’écriture et l’entrepreneuriat.
Jérôme Delacroix est allé plus de 12 fois en Chine et apprend le chinois mandarin. Il anime une chaîne YouTube consacrée à l’Internet en Chine.